Daptone Records : A quoi ressemble un studio de Soul Music?


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Il y a près d’une dizaine d’années, un ami, vivant à New York, m’envoie un mail pour me dire que le groupe dont il réalise les pochettes, Sharon Jones and the Dap Kings, est de passage à Rennes pour un concert à l’Ubu, petite salle mythique de la capitale bretonne. Ce soir là, je découvre un groupe de funk comme on n’en fait plus. Sharon Jones a une allure de Mama afro-américaine et la voix d’une chanteuse de gospel que la vie n’aurait pas épargnée. Ses musiciens, quasiment tous blancs, sont lookés sur leur 31 et manient leurs instruments (guitare, basse, trompette, saxophone, batterie…) comme leurs aïeux de la Motown ou de la Stax. Pendant le concert, j’en arrive à me demander comment, malgré une assez bonne culture en matière de soul music des 70’s, j’avais pu passer à côté d’une artiste telle que Sharon Jones. La réponse était simple : elle n’en était qu’à ses débuts.

Conquis par ce groove à la fois nostalgique et frais, je me pose vite la question de savoir si l’expérience est aussi convaincante sur disque. Je me procure donc « Dap Dippin’ with Sharon Jones and the Dap Kings » et, là, je crois rêver.
Ce n’est pas forcément la qualité des chansons qui me stupéfait mais avant tout le son, le grain, cette incroyable patte si particulière qui fait la saveur des albums soul, funk et RnB depuis les années soixante.

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Renseignement pris auprès de mon ami David, le groupe enregistre sur bandes analogiques, avec le même matériel que celui utilisé par les labels mythiques de la grande époque. En fait, leur label, Daptone records, basé à Brooklyn, New York, serait même un des derniers à posséder un studio avec un tel matériel.

Fondé en 2001 par Gabriel Roth et Neil Sugarman, respectivement bassiste et saxophoniste tenor des Dap Kings, Daptone records prend en quelque sorte la succession d’un autre label à côté duquel j’étais passé : Desco records. Né de la rencontre  du français Philippe Lehman et de Gabe Roth, alors étudiant en musique à la New York University et déjà multi-instrumentiste, Desco avait déjà produit des disques de Lee Fields, Sugarman 3 et Sharon Jones (avant les Dap-Kings). L’association entre le parisien et le new-yorkais s’arrete en 2000, Philippe Lehman montant alors un autre label : Soul Fire Records.

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Je deviens vite un inconditionnel des sorties Daptone, appréciant invariablement ce son, ces cuivres et ces rythmes qu’on ne retrouve plus dans la musique actuelle, gonflée à l’électronique et aux effets numériques.

En 2006, j’ai l’occasion d’interviewer Sharon Jones au festival des 3 éléphants, près de Laval. Bien que n’étant pas parfaitement bilingue (et elle non plus d’ailleurs), j’apprécie particulièrement la rencontre où elle m’apprend qu’elle vient de Augusta en Géorgie, la même petite ville que James Brown (« I’ve been to James Brown University » dit-elle en plaisantant) et qu’elle a auparavant travaillé comme surveillante pénitentiaire.

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A cette époque, je découvre donc les autres artistes Daptone : the Sugarman 3 (le groupe de Neil Sugarman) et Budo’s Band, aux styles un peu différents mais tout autant dans l’esprit des classiques de la musique noire américaine. Anecdote révélatrice : lorsque j’écoute leur musique avec des amis, la plupart n’imaginent même pas qu’il s’agit de nouveautés et sont assez sceptiques quand je le leur annonce.

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Le label ne fait d’ailleurs pas que dans la nouveauté et brouille un peu les pistes en rééditant des enregistrements rares des années 60 et 70 comme ceux de Bob & Gene, duo oublié de l’age d’or de la soul ou encore des disques plus récents mais partageant ce même esprit « Soul revival » comme the Daktaris ou The Poets of Rythm, déjà sortis auparavant chez Desco Records.

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Peu à peu, le label développe sa base plutôt confidentielle d’inconditionnels et l’acoustique de son studio, ainsi que le savoir faire de Gabriel Roth au mix, commence à attirer des artistes extérieurs au label, désireux de retrouver ce son unique sur leurs propres productions. C’est là que le très « Hype » Mark Ronson décide de faire enregistrer sa nouvelle protégée, une jeune inconnue venue de Grande Bretagne, à la vie compliquée mais à la voix d’or, nommée Amy Winehouse. The Dap Kings interpréteront ainsi plus de la moitié des titres de l’album « Back to black » qui remportera l’incroyable succès mondial que l’on sait (12 millions d’albums vendus).

Un classique instantané qui, s’il fait rentrer durablement le studio dans l’histoire de la musique, ne lui apporte pas non plus la fortune (le label n’étant pas producteur du disque). Dans une situation financière pas toujours facile, le label recevra un bon coup de pouce d’un autre Brooklynite. C’est en effet grace à un sample du groupe instrumental Menahan Street Band (dont l’album « Make the road by walking » sort la même année) que Jay-Z réalisera l’un de ses plus grands succès : « Roc boys (and the winner is) ». La chanson, extraite de l’album inspiré du film « American Gangster », sera reprise à toutes les sauces pour des spots de pub ou des jingles d’émissions de télé et assurera ainsi une intéressante rente pour le label et pour son compositeur, Thomas Brenneck, qui en profitera pour monter son propre studio, Dunham, sorte de sous-label affilié à Daptone.

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Le groupe Menahan Street Band (qui doit son nom à une rue de Bushwick, un quartier de Brooklyn) se fait également connaitre en collaborant avec divers artistes comme Lee Fields ou Charles Bradley, sous le nom de scène : The Expressions. C’est ainsi qu’après une apparition sur l’album « Pure Cane Sugar » de Sugarman 3 en 2002, Charles Bradley devient en quelque sorte le pendant masculin de Sharon Jones au sein de l’écurie Daptone/Dunham, partageant ce même background soul 60’s et cette influence de James Brown. Charles_Bradley-No_Time_for_Dreaming

C’est avec tout cet historique en tête, auquel on peut ajouter les noms de Naomi Shelton & the Gospel Queens, Pax Nicholas & the Nettey FamilyAntibalas ou encore the Como Mamas, que, lors d’un passage à New York,  je demande à mon ami David si, à tout hasard, il aurait la possibilité de m’emmener visiter le fameux studio Daptone. Ce n’est pas que je veuille à tout prix jouer la groupie ou faire le fan de base mais, étant passionné de musique et ayant plusieurs amis ingés son, il est toujours intéressant de voir le fonctionnement d’un studio, surtout quand celui-ci possède une identité sonore si particuliere.

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Jeune graphiste français passionné de musique, ayant tenté l’aventure new-yorkaise dans les années 90, David Serre a longtemps alterné les petits boulots clandestins en attendant d’obtenir la Green Card. Il a assisté, et participé, à l’éclosion du label. « J’ai d’abord rencontré Gabriel Roth par le biais de son pote Yuval (mon cousin) en 1993 quand ils étaient étudiants à NYU. Ils étaient dans un groupe appelé Dine-o-matic. J’ai ensuite rencontré Philippe Lehman à l’époque de Desco, puis Neal Sugarman durant la transition vers Daptone. » Sa collaboration avec le label Daptone a été l’un de ses jobs plus ou moins réguliers, peu rémunérateurs mais tellement plus agréables que de servir les repas dans une cantine. Il a ainsi réalisé de nombreuses pochettes, dont plusieurs sont devenues quasiment mythiques aux yeux des fans. On y retrouve ce côté simple, un peu vintage, bricolé mais classe, qui colle parfaitement au style d’époque des artistes en question.

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En toute modestie, David me parle de ceux qui ont, eux aussi, contribué à l’identité visuelle du label. « Il faut aussi mentioner Dulce Pinzòn pour les photos des 3 premiers albums de Sharon Jones & the Dap-Kings (entre autres), Et aussi bien évidemment Ann Coombs, une passionnée jusqu’à la moelle de Soul, de Gospel et de Funk qui après avoir pris sa retraite d’infirmière a décidé de faire des pochettes de disques. Ayant appris elle-même illustrator, elle entra en contact avec Gabe Roth et, par la suite, nous avons collaboré ensemble sur beaucoup de pochettes. D’autres photographes, tels que Kisha Bari et Jacob Blickenstaff, ont aussi grandement contribué, respectivement pour les photos d’un LP de Charles Bradley et pour le dernier SJDK. Homer Steinweiss, le batteur de SJDK est aussi graphiste et fait des pochettes pour Dunham. Son grand-père est une légende du graphisme, ayant été l’un des premiers concepteur de pochettes de disques aux Etats-Unis. Certains membres des Budos sont aussi versés dans le graphisme. »

Après un petit coup de fil, il accepte donc de nous emmener au studio Daptone, également surnommé « The House of Soul ». Nous marchons une bonne demie heure dans Brooklyn, longeant petits entrepots et imposants projects, avant d’arriver sur les lieux. Vu de l’extérieur, cela ne ressemble pas vraiment à un studio tel qu’on peut l’imaginer.

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Il s’agit en fait d’une vieille maison assez sombre, dans le plus pur style Brooklynien, assez loin de toute station de métro et, donc, dans un quartier plutôt calme. A l’intérieur, c’est nettement plus chaleureux. Nous sommes accueillis par l’un des « executives », en pleine réception de colis remplis de vinyls. Sur le mur, faisant face à un escalier en bois foncé, toutes les pochettes des sorties Daptone depuis la création du label sont encadrées. On y retrouve évidemment de nombreuses oeuvres de David.

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Derrière ce mur se cache le studio à proprement parler, c’est à dire une cabine isolée, le sol recouvert de tapis, des pieds de micro et de quelques instruments volumineux comme un piano ou une batterie, ainsi que des cables suspendus en l’air. 

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Je suis d’abord étonné de la taille de cette cabine de prise de son, qui me parait assez petite pour accueillir un groupe d’une dizaine de musiciens. Puis, après quelques minutes dans la pièces, je constate qu’effectivement, ce lieu dégage une atmosphère familiale, agréable, à l’ancienne, qui invite à la créativité. On est très loin des studios modernes et froids que l’on peut souvent voir de nos jours.

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De l’autre côté de la vitre, c’est la régie avec sa grande et vieille table de mixage. On y trouve à côté quelques appareils un peu plus récents comme des pré-amplis, des equalizers, etc, mais ce qui fait la vraie particularité de l’endroit, c’est bien ce gros magnétophone à bandes magnétiques qui se trouve à droite de la console. On remarque aussi un confortable fauteuil orange qui fait office de trone pour une éventuelle écoute.

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Ce fauteuil m’est familier. Mais bien sur, il s’agit de celui sur lequel est assise Sharon Jones sur la pochette de son album « Naturally ».

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Nous montons ensuite à l’étage où dans un bureau, une femme semble travailler à la promotion du catalogue d’artistes maison. Nous ne la dérangeons pas plus et visitons donc la cuisine, grande et avec un beau carrelage noir et blanc, d’où l’on peut apercevoir par la fenêtre la cour, une sorte de petit jardin privatif (où nous ne mettrons pas les pieds, nous sommes encore en hiver au moment de cette visite). Cette cour aussi m’est familière. Et pour cause, c’est là qu’a été shootée la pochette d’un autre album de Sharon Jones (« I learned the hard way »). C’est également ici qu’une autre artiste du label, Naomi Shelton, a tourné la vidéo de son titre « What have you done ».

Avant de partir, David me conseille d’aller faire un tour aux toilettes. Je me dis d’abord « Cool, je vais pisser dans les mêmes chiottes où des stars ont sûrement vomi ». Dans cette salle de bain, je tombe nez à nez avec un disque de platine encadré, cloué au mur. Il s’agit de celui de la regrettée Amy Winehouse, « Back to black » qui trone fièrement dans ce lieu qu’elle a sans doute fréquenté autant que la cabine de prise de voix.

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Le tour du propriétaire est donc vite fait. Nous pouvons déjà repartir. Je m’attendais à quelque chose de plus impressionnant. Le décor est on ne peut plus modeste et on a plutôt l’impression d’être dans une vieille maison habitée par des Bobos que dans un studio d’enregistrement reconnu internationalement.

On se demande même si les habitants du quartier sont au courant que cet endroit, un peu sinistre de l’extérieur, abrite un label reproduisant, à la quasi-perfection, l’esprit et le son de l’age d’or de la Soul music.

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Retrouvez toute la discographie du label sur sa page officielle https://daptonerecords.com/

ou sur wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Daptone_Records

Une vidéo pour voir tout ce dont je viens de vous parler en images : 

Retrouvez Daptone Records sur youtube :

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